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La nouvelle famille cigogne
28 août 2014

Nouvelle #1

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Attention, cette nouvelle parle d'un sujet très dur et notamment du décès d'un enfant alors femmes enceintes et âmes sensibles en général, fuyez!

 

Elle était là, assise sur sa chaise, tenant un café tiède entre ses mains, incapable de parler, incapable de bouger, incapable de regarder ses collègues de peur de voir leurs yeux rougis raviver sa douleur.

La journée avait commencé comme beaucoup d'autres, le train train de la vie quotidienne prenant le pas sur ses pensées d'ordinaire si envahissantes. Elle s'était occupée de ses enfants, de sa maison, un peu d'elle aussi. Elle avait souri parfois et pesté souvent sur des petites choses de tous les jours. Des jouets qui traînent, des serviettes de toilette mouillées oubliées devant la douche, des devoirs bâclés qu'il faut recommencer...

Une histoire, un bisou, bonne nuit les enfants!

Elle était partie travailler.

Une nuit ordinaire...des petits patients à chouchouter, des parents à rassurer, des collègues avec qui rigoler.

Sauf que cette nuit là, ne sera pas ordinaire. 

Un téléphone qui sonne, un médecin qui a la tête des mauvaises nouvelles, le SMUR, il faut préparer un poste très vite, c'est grave, très grave, tout le monde se dépêche de terminer ses soins parce qu'ils ne seront pas trop de 6 pour faire cette entrée.

Comme un ballet, tout le monde trouve sa place très rapidement, chacun sait ce qu'il doit faire et le fait avec le plus de conscience et de sérieux possible. Chaque minute compte.

Tic tac, le temps passe, les actes s'enchaînent, tic tac, il faut aller plus vite, tout le monde court et personne ne ressent la fatigue. Ils sont dans l'action, dans le faire, ils réfléchiront après. Pour le moment, ils savent ce qu'ils ont à faire: essayer!

Parce que c'est un enfant, parce que tous les espoirs sont permis, parce que ses parents sont là et qu'ils mettent entre leurs mains ce qu'ils ont de plus précieux au monde.

Et puis à un moment, la cadence ralentit, les choses se calment, les pas se font plus lents, on commence à entendre des chuchotis, des conciliabules.

Depuis quelques temps, ils ont compris, ils savent, elle a compris, elle sait...

Elle connaît trop bien ce petit instant où tout bascule. Ce moment où on passe de l'action à la résignation. Elle sait aussi que ce moment sera le plus difficile, le plus éreintant. Celui qu'elle ramènera chez elle, bien loin de la fatigue physique. Celui qui l'empêchera de trouver le sommeil après plus de 24 heures sans dormir.

Cet enfant va mourir.

Personne ne sait à quel moment exactement. 

Elle accompagne le médecin et l'interne dans le salon des parents. Pendant encore quelques minutes, le temps du trajet, ils ne savent pas. Ils sont encore plein d'espoir de voir à nouveau leur bébé rire aux éclats, manger avec les doigts, se mettre les doigts dans le nez...

Elle se met dans sa bulle, elle se projette dans ses souvenirs. Elle revoit le jour où son fils a appris à faire du vélo et qu'elle a pleuré de fierté. Elle se souvient du jour où sa fille lui a dit "je t'aime " pour la première fois. Elle se remémore la naissance de sa petite dernière si chargée en émotions. Elle accumule les souvenirs dans sa tête, en fait des barrières, des abris, des remparts pour ne pas voir, ne pas entendre ce qui se dit.

Un cri. Un long cri aigu et strident, suivi d'un râle animal la tire de sa bulle. Les barrières ne seront jamais assez solides pour résister à la douleur d'une mère et d'un père qui vont perdre leur enfant. Elle est obligée de partager cette douleur, d'en prendre une infime partie, de la vivre avec eux, parce que c'est une douleur dévastatrice, contagieuse, inhumaine, injuste. C'est une douleur dégueulasse qui s'insinue partout et qui détruit tout sur son passage.

Les heures s'écoulent. Beaucoup de parents sont venus dire au revoir à ce petit bonhomme, soutenir la maman et le papa. Chaque pas dans cette chambre lui coûte beaucoup. La tristesse est partout, tel un brouillard épais qui entre par les narines et la bouche quand elle respire. L'air est suffocant. Pourtant, elle va et vient sans cesse parce que c'est son rôle. A la fois présente et discrète. Encore et toujours aux petits soins pour cet enfant qui mérite le plus grand respect et le plus grand confort. A l'écoute des parents, de la famille.

Elle se sent tellement impuissante. Elle ne sait pas quoi dire. Alors elle se tait et elle écoute. Elle connaît désormais le deuxième prénom de cet enfant, le petit nom de son doudou, l'âge auquel il a fait ses premiers pas et ce qu'il préfère manger. Elle écoute attentivement chaque parole et n'en oubliera aucune.

En dehors de la chambre, ses yeux sont rivés au scope, elle ne peut s'en détacher. 

Elle remarque tout de suite le rythme qui ralentit imperceptiblement. Elle se lève. Il ralentit encore. Elle est aux aguets. La saturation commence à chuter. Elle jette un regard au médecin. Elle chute encore. Il acquiesce. Chacun sait ce qui va se passer.

Elle se précipite dans la chambre, souffle un grand coup avant d'entrer. Le petit est dans les bras de sa maman qui elle, a les yeux rivés sur l'écran. Alors elle éteint l'écran et pose une main sur la tête du petit et une autre sur l'épaule de la maman.

Plus de cri, plus de râle, juste des larmes qui roulent sur toutes les joues.

Elle va continuer ainsi à prendre soin de ce petit. Son travail n'est pas terminé et c'est avec beaucoup de douceur, en continuant à lui parler qu'elle va effacer toutes traces de leurs interventions. Elle va le faire beau, le chouchouter, lui poser son doudou dans le cou et quitter la chambre plus longtemps cette fois pour que la famille se retrouve dans l'intimité.

Elle est là, assise sur sa chaise, tenant un café tiède entre ses mains, incapable de parler, incapable de bouger, incapable de regarder ses collègues de peur de voir leurs yeux rougis raviver sa douleur.

Il est bientôt l'heure de rentrer, de passer le relais à l'équipe du matin. Pourtant, elle est incapable de se lever, elle regrette d'avoir râlé pour une serviette jetée par terre, pour un devoir mal copié. Elle regrette de ne pas avoir fait 2 ou 3 ou 1000 baisers à ses enfants avant de partir.

Alors elle se lève, elle fait ses transmissions et file retrouver ses bébés. Elle leur fait des tas de bisous, leur dit qu'elle les aime fort. Ils la trouvent bizarre cette maman aujourd'hui.

Elle mettra beaucoup de temps à s'endormir ce matin là. Elle revit la nuit, les cris, les yeux rouges, les larmes, les émotions, les couleurs, les mots. Elle pensera à ce petit et à ses parents pendant un long moment et avant de s'endormir elle répétera en boucle "pitié que jamais mes enfants ne passent ces portes".

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